Née à Montréal en 1949, Carole
Fréchette est aujourd'hui l'un des dramaturges canadiens les plus
connus, les plus traduits (en dix-neuf langues) et les plus joués à
l'étranger. Ses œuvres ont été saluées par de nombreuses
récompenses, au Canada et à l’étranger.
Au cours des dernières
années, on a pu voir ses pièces aux quatre coins du monde, dans une
trentaine de pays.
Ses pièces Les quatre morts de Marie et Small
Talk ont reçu le Prix du Gouverneur Général respectivement en 1995
et en 2014. Ses ouvrages La peau d’Élisa, Les sept jours de Simon
Labrosse, Jean et Béatrice ainsi que Serial Killer et autres pièces
courtes ont tous été finalistes au Prix du Gouverneur Général.
En
2002, la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) lui
décernait, à Avignon, le Prix de la Francophonie pour souligner son
rayonnement dans l’espace francophone; elle recevait, la même
année, à Toronto, le Prix Siminovitch, la plus importante
récompense en théâtre au Canada. Enfin, sa pièce Le collier
d’Hélène lui valait en 2004, en France, le Prix Sony Labou Tansi.
Très active dans le milieu théâtral,
Carole Fréchette a présidé, de 1994 à 1999, le conseil
d’administration du Centre des auteurs dramatiques, organisme voué
au développement et à la promotion de la dramaturgie québécoise
actuelle.
Comment
est né le désir d’écrire chez vous ?
Je
suis venue à l’écriture par le théâtre. Formée comme
comédienne à l’École nationale de théâtre, j’ai fait de la
création collective dans les années 1970.
À
cette époque de remise en question de toutes les hiérarchies, nous
pratiquions un collectivisme hard. Tout le monde, dans la
troupe, devait se mêler de tout : création du texte, du décor,
des costumes, élaboration de la mise en scène, etc. C’est ainsi
que j’ai fait mes premières expériences d’écriture.
Moi
qui ne m’étais jamais imaginée dans un métier littéraire, j’ai
découvert que j’avais une certaine facilité à créer des
dialogues, et que, en fait, j’aimais mieux écrire que jouer. Je me
sentais bien dans la solitude de l’écriture (un peu de répit
entre deux séances de démocratie extrême !) et j’appréciais
le fait de pouvoir faire mes esquisses en secret, sans les montrer à
quiconque.
Quand
on est acteur, on doit faire ses brouillons devant les camarades, ce
que je trouvais difficile. Le caractère secret et intime de
l’écriture me convenait.
Après,
quand l’aventure collective a été terminée, je n’ai plus voulu
être actrice. Seulement auteure. Pour le meilleur et pour le pire.
Quel
est votre rituel d’écriture ?
J’écris
le matin, chez moi, à ma table de travail, qui est à dix pas de ma
table de cuisine. J’aime penser que je me consacre exclusivement à
la création entre 9 h et 13 h — les heures les plus
productives pour moi —, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je
me laisse distraire facilement par les tâches administratives et
professionnelles, qui sont harassantes, certes, mais toutes moins
angoissantes que le face-à-face avec la page blanche. J’affirme
avec désinvolture : j’écris le matin, comme si je le faisais
avec facilité, mais, en fait, c’est un combat de tous les jours.
J’hésite
longtemps avant de plonger dans le lac frisquet de l’écriture. Une
fois que je suis saucée, je prends plaisir à m’aventurer dans ces
eaux sombres, mais une part de moi a toujours hâte de revenir sur la
terre ferme.
J’alterne
entre cahier et ordinateur. Le cahier pour noter, explorer, chercher
; l’ordinateur pour passer à la vraie affaire, soit la scène, les
dialogues.
J’écris
dans le silence (relatif, puisque je vis en ville). Avant, j’écoutais
de la musique. Plus maintenant. Cela me déconcentre. Par contre,
j’aime bien, de temps en temps, travailler dans les cafés. Dans
ces lieux publics, curieusement, la musique ne me dérange pas, ni
les bruits ambiants, ni la rumeur des conversations. Au contraire,
cela me berce et m’enveloppe.
Un
ouvrage particulièrement marquant pour vous ?
Il
y en a beaucoup, évidemment. Je choisis une œuvre dramatique,
puisque c’est mon métier : Les trois sœurs, de
Tchekhov. J’ai vu la pièce pour la première fois quand j’avais
15 ans et j’en suis sortie avec le désir de faire du théâtre un
jour. Je me voyais en Irina, fragile et gracieuse, lançant mes «Ah
Moscou ! Moscou !» devant un public au bord des larmes.
C’est
la sensibilité de Tchekhov qui a d’abord touché la jeune femme
romantique que j’étais. J’ai découvert plus tard la terrible
ironie qui grince dans toutes ses pièces. Je conserve un attachement
profond pour cet auteur, qui observe les humains avec un mélange de
lucidité et de tendresse qui me va droit au cœur.
Qu’est-ce
qui vous inspire ?
Je
ne peux pas dire exactement. Les pièces commencent souvent par une
toute petite chose : un malaise ressenti, une envie, une
impression, une conversation, un bout d’histoire, un article de
journal. Un truc qui attire mon œil sans que je sache vraiment
pourquoi, comme un fil qui dépasse de la surface lisse. Je
m’approche, je tire sur le fil. S’il se casse tout de suite, je
n’insiste pas. Mais s’il tient bon, je continue de tirer, jusqu’à
ce que je découvre tout un monde enfoui, enroulé sur lui-même.
Deux
auteurs (québécois et étranger) avec qui vous prendriez le thé ?
Anne
Hébert. Parce que j’aime son œuvre si puissante dans sa
délicatesse. Et parce que j’ai toujours admiré la personne
qu’elle était (ou qu’elle semblait être, puisque je ne l’ai
pas connue personnellement.) Si je pouvais prendre le thé avec elle
aujourd’hui, je lui demanderais comment faire pour vieillir, comme
elle, en grâce et en beauté, dans la vie et dans l’écriture.
Comment trouver le juste équilibre entre accepter et résister ;
accepter le temps qui passe sur la peau, sur le corps et sur l’œuvre,
résister à la sécurité des acquis, demeurer vivante, allumée,
trouver chaque fois le courage de se mettre en danger.
Joyce
Carole Oates. Une romancière américaine que j’ai beaucoup lue au
moment où j’ai commencé à écrire. Je voudrais parler avec elle
de ce don incroyable qu’elle a pour créer de la vie. Dans tous ses
romans, on sent un cœur qui bat dès les premières pages. En
quelques lignes, quelques traits, un monde prend forme, auquel on
croit tout de suite. Je m’adresserais à l’auteure, mais aussi à
la professeure qui enseigne, depuis plus de 30 ans, la création
littéraire. Je lui demanderais si elle arrive à transmettre cette
chose si mystérieuse, intangible, insaisissable : l’art de
créer de la vie. On peut aider un auteur à structurer son texte, à
définir ses personnages ; on peut lui indiquer les incohérences,
les manques, mais peut-on lui montrer comment insuffler la vie ?
C’est une question qui me hante lorsque j’anime des ateliers ou
lorsque j’accompagne de jeunes dramaturges.
D’après
vous, quelle est l’idée la plus fausse qu’on puisse se faire au
sujet d’un écrivain ?
L’écrivain
qui noircit furieusement des dizaines de pages toute la nuit, dans
les vapeurs de l’alcool et de la cigarette, porté par une
inspiration fulgurante, littéralement possédé par ses personnages
; l’écrivain «médium» qui ne peut pas bouger ses mains assez
vite sur le clavier pour transcrire l’histoire qui s’organise
parfaitement dans sa tête. Et au bout de quelques-unes de ces nuits
fiévreuses, l’œuvre est là, sans ratures, sans imprécisions,
sans redondances, sans obscurités, lumineuse, parfaite.
Je
voudrais bien que ce soit comme ça. Au moins une fois. Une seule
nuit de transe où le texte «s’écrit tout seul». Mais non.
Jamais.
Qu’est-ce
que cela vous fait de voir votre travail remarqué par les Prix
littéraires du Gouverneur général ?
Ça
fait très plaisir, évidemment. J’ai eu le bonheur de recevoir le
Prix du Gouverneur en 1995, pour ma pièce Les quatre morts
de Marie, à un moment où j’essayais en vain de faire
produire la pièce sur scène. Cette reconnaissance a été
doublement importante : elle a été un formidable encouragement pour
la jeune auteure que j’étais et elle a donné au texte le coup de
pouce qui manquait pour convaincre un théâtre de le monter.
Les
prix, comme toutes les formes de reconnaissance, procurent un moment
d’euphorie qui est vite passé, mais le souvenir de cette accolade
donnée par nos pairs peut nous réchauffer des mois plus tard, dans
les moments de blocage et de doute.
Un
thème à aborder dans une prochaine œuvre ?
Je
n’ai pas un thème en tête, mais un objet : la kalachnikov,
cette fameuse arme d’assaut mise au point par un militaire du même
nom en 1947. Je n’ai pas envie de parler de la guerre, du
terrorisme, mais de l’arme elle-même : son poids, son
fonctionnement, les sons qu’elle produit, ce que ça fait de la
tenir entre ses mains, de la pointer bien haut vers le ciel en signe
de victoire, de tirer en l’air pour dire je suis là, je suis
puissant, je suis invincible ; ce que ça fait de tirer sur des gens,
de faire des trous dans leurs corps.
Est-ce
qu’on peut écrire du théâtre à partir d’un objet ? Sans
doute, si on le met dans les mains d’un être humain. Est-ce que je
veux vraiment m’approcher de cet objet de mort ? Je repousse
l’idée, qui me semble absurde et ridicule — qu’est-ce
qu’une Occidentale de 65 ans peut bien avoir à dire sur la
Kalachnikov ? Mais elle revient toujours. Alors on verra.
Quel
est l’avenir du livre, selon vous ?
Le
support va changer — c’est déjà commencé —, mais le
livre va demeurer. On ne peut imaginer un monde sans livres. On peut
raconter des histoires autrement — à la télé, au cinéma,
sur le Web —, mais rien ne peut remplacer, il me semble, le film
que l’on se fait soi-même à partir de mots écrits sur du papier
(ou sur un écran). C’est fabuleux, quand on y pense, de pouvoir
faire surgir des mondes à partir de simples signes noirs inscrits
sur des feuilles blanches.
Propos
collectés par Pierre Duchesneau (L'actualité)
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