02/02/2019

Joël Pommerat : Cercles / Fictions


Dans "Cercles / Fictions", l'inquiétude naît du croisement de courtes histoires autour de périodes de guerre ou de crise, du Moyen-Âge à celle de 1914-1918, de crises domestiques en crise sociale. Qui mène le jeu ? Qui a pouvoir sur qui, en définitive ? Qui est au centre, la fiction ou la réalité ?
Les tableaux évoquent trois époques historiques de notre société tout entière mais contrairement à beaucoup de théâtre politique contemporain " pour Pommerat, il ne s’agit pas d’opposer une société idéale à la société actuelle afin de favoriser l’émergence éventuelle d’un ordre à venir, mais de pratiquer un théâtre pleinement contemporain, en ce qu’il s’adresse à ses spectateurs sans préjuger de ce que devrait être la réalité dans sa forme idéale."

LA PIÈCE - LE PROJET
Je voudrais parler des deux points de départ de Cercles.
Le premier ce sont des discussions avec Peter Brook, qui nous a invités à venir travailler au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, discussions sur notre façon d’envisager le rapport entre les spectateurs et la scène. Dans mes spectacles précédents, je n’avais jamais considéré ce rapport autrement que frontalement, ce qui revient à imposer un seul et même point de vue : plusieurs centaines de spectateurs mais un seul regard.
Ainsi j’ai pu travailler sur une grande précision du détail, mais aussi sur des notions d’ambiguïté et d’ouverture. Car orienter le regard du spectateur ne veut pas dire le rassurer, cela peut aussi permettre de l’égarer. Dans le travail de Peter Brook, la multiplicité des regards est essentielle. Cette salle des Bouffes du nord est le lieu idéal pour une telle conception. Il m’a beaucoup parlé de cette idée qu’il avait lui et j’ai beaucoup résisté à cette invitation, qu’il me faisait, à me « défaire » de la mienne.
C’est alors qu’avec Eric Soyer, scénographe de la compagnie, nous est venue l’image d’un cercle complet. Nous avons imaginé la fermeture du cercle de la salle des Bouffes du nord. Cela pour constituer une ronde de spectateurs, et créer ainsi une ouverture complète du point de vue et des regards. J’ai vu que je pouvais être totalement inspiré par les enjeux d’une telle relation au public. Cette évolution dans ma position de travail a pris un aspect libérateur. Voilà donc le premier aspect de ce projet.
L’autre est finalement encore plus personnel et assez particulier. J’avoue qu’il me dépasse. Il pose la question de la fiction en général. Il est sans doute en lien avec le précédent.
Le voici : tous les personnages de cette pièce, à l’exception d’un seul, sont vrais, authentiques. Toutes les situations de cette pièce sont authentiques.
Elles me concernent moi directement ou bien elles sont parties prenantes de ce que je suis aujourd’hui. Elles concernent des personnes qui ont existé. Êtres vivants ou fantômes de mon histoire, histoire la plus lointaine même parfois, dont les actions m’ont hanté ou impressionné. Des instants que j’ai voulu reconstruire comme on reconstitue la scène d’un meurtre pour éclaircir une énigme.
Ces histoires sont drôles, parfois horribles ou dures. Mais elles sont vraies.
Joël Pommerat

LE CERCLE DE LA PISTE de Cercles/fictions, que l'on retrouve dans Ma chambre froide, symbolise cette réunion autour d'un ensemble de corps. Et la tentative pour rendre compte de manière toujours plus dense de la dimension physique de la scène passe par une mise en question du théâtre dialogué. Lutte contre une forme de surcommunication, donc, ou contre ce que l'auteur désigne comme un "théâtre trop bavard". " On ne cesse pas de se mettre en scène, de mettre en scène sa parole, son rapport aux autres. L'inverse d'une spontanéité. Et au théâtre, on vient pour autre chose", écrit-il dans Théâtre en présence. Cet "autre chose", c'est bien ce qu'il s'attache à restituer, depuis ses premières pièces jusqu'à Ma chambre froide. Sa trajectoire aux multiples inflexions poursuit et approfondit une exploration de l'intime en l'ancrant toujours plus dans la primauté du concret, l'attirance pour la fantaisie et le délire, le soin apporté à tous les éléments scéniques et à une présence authentique de l'acteur.


ENTRETIEN AVEC JOEL POMMERAT
par Bernard Debroux
Extraits

B. D.: Un élément que tu soulignes dans le programme et qui est aussi le deuxième mot du titre, c'est le rapport entre le réel et le fictionnel, élément qui est présent dans ton travail depuis l'origine. Toutes les séquences qui sont présentées ont quelque chose à voir avec des situations authentiques, elles ont toutes à voir personnellement avec toi. Elles ont une part de vérité, en tout cas une part de réalité.
J. P.: Effectivement, dans le texte qui est donné aux spectateurs, il y a cette prise de parole de ma part pour dire « tout ce que vous allez voir est vrai, authentique ». Pour moi, ce texte, et ça va être une façon de répondre à ta question, fait partie du spectacle. C'est-à-dire que c'est une sorte de prologue, c'est ce que j'ai envie de mettre dans l'esprit du spectateur avant que le spectacle ne commence. Si ça fait partie du spectacle, c'est peut-être aussi à remettre en cause, en question comme la parole tenue par un personnage de la pièce.
B. D.: Dans ton travail, les rapports de force entre les personnages sont traités à la fois avec une certaine distance et paradoxalement aussi avec une très grande proximité. En tout cas, il n'y a pas de jugement porté sur les personnages. On est au plus près d'eux. Dans Cercles/fictions la scénographie rendait cette dimension encore plus forte. On peut montrer la violence de manière très forte sans qu'il y ait forcément de la violence verbale. La violence de la guerre, par exemple, peut surgir d'un rapport intense entre deux personnages. Tout cela dans le spectacle surgit aussi dans une forme narrative particulière. Il y a souvent, au théâtre, un début, un développement et une fin. Alors qu'on sait bien que dans la vie, dans la même journée, on vit des situations très différentes, on est appelés au téléphone pour une chose et puis on vit une autre chose et tout ça se déroule, s'entrechoque... Dans le spectacle, il y a aussi cette façon de passer d'une séquence à une autre, d'interrompre le fil narratif, de le reprendre plus tard. Tout ça réussit à donner une humanité très grande à tous les personnages qui nous sont proposés.
J. P.: Bien sûr qu'il y a une invitation dans ce spectacle comme, je pense, dans d'autres, à interpréter les choses. Je crois que c'est ce qui définit en quelque sorte ma démarche. Ma démarche est de produire des interprétations ou d'inviter le spectateur à devoir interpréter ce qu'il voit et ce qu'il ressent. Je ne donne pas à voir quelque chose qui pourrait être immédiatement analysable et compréhensible même. Je cherche à créer un rapport qui serait comparable peut-être à ce qu'on appelle de la perplexité, ce mouvement qu'on peut avoir quand on est face à une réalité qu'on n'est pas sûr de cerner totalement et qui peut nous interpeller ou nous fasciner sans même qu’on en comprenne exactement le rouage ou le mécanisme. C’est ce genre de situations que j’essaye de composer. Non pas simplement pour en faire un jeu gratuit mais parce que, de toute façon, je pense que c’est un vrai désir artistique, esthétique de ne pas tout expliquer. Je pense que le spectateur d’aujourd’hui n’a pas envie qu’on réfléchisse à sa place. Il a envie qu’on lui laisse un espace. Cela ne veut pas dire qu’on lui donne quelque chose de totalement abstrait. J’ai besoin, en tant que spectateur, qu’on me laisse une place d’action dans mon regard et dans ma sensibilité.
B. D.: Il y a des thèmes très puissants dans le spectacle. Les rapports dominant / dominé. Ne constituent-ils pas le fil rouge du spectacle?
J. P.: Le rapport archétypal de dominant-dominé s'est imposé dans un deuxième temps pour moi. Je pense que le point de départ, c'était la notion d'imaginaire, la notion de discours et la notion de croyance. Ce sont trois façons de tourner autour de quelque chose, qu'on pourrait aussi définir en parlant de la représentation que les hommes se font d'eux-mêmes, des autres et du monde dans lequel ils vivent. C'est-à-dire que dans chacune de ces histoires, de ces petites scènes, je pense qu'il est question de discours, d'imaginaire et aussi de croyance articulés par des personnages, et qui souvent placent ces personnages dans un rapport de domination par rapport aux autres. Ça c'est le point de départ de mon écriture. L'imaginaire et la croyance. Mettre en parallèle la croyance qui se dit comme telle du chevalier et la représentation du monde d'un chef d'entreprise dans le monde d'aujourd'hui qui affirme comme réalité quelque chose qui pourrait finalement n'être qu'une fiction. Tout comme la passion du chevalier pour Dieu peut être aujourd'hui regardée comme une fiction. Ce sont des scènes qui interrogent la question du rapport entre le monde réel et l'imaginaire des hommes. Mais je pense qu'on n'a pas besoin de savoir ça pour regarder cette pièce. On n'a pas besoin de savoir ce que j'ai voulu explorer. Après, certains spectateurs se posent la question de la cohérence de cette pièce. Bien sûr que s'ils n'ont pas cette interprétation-là, si elle ne leur vient pas, si elle n'est pas accessible, c'est ma faute, c'est un problème. J'ai envie de parler à l'imaginaire de chacun. Il y a une adresse que je dois faire au spectateur, qui est une adresse directe, une adresse claire, une adresse lisible par lui et puis il y a comme un sujet caché, un sujet enfoui qui peut lui être transmis plus ou moins directement, plus ou moins de façon fiable. Parce qu'après tout, comment arrive-t-on à transmettre les choses de cet ordre? Comment parle-t-on à l'imaginaire de l'autre sans lui adresser directement les choses? On pourrait dire que ça se passe de façon subliminale... Je ne suis pas du tout ésotérique, je ne cherche pas à faire des choses comme ça... Je crois que l'imaginaire est quelque chose de très concret. Dire que je cherche à parler à l'imaginaire des spectateurs c'est pour moi quelque chose de très concret. Donc, je cherche une façon de m'adresser, de transmettre des choses à la fois de façon explicite et non-explicite.
En fait je me rends compte que le texte qui sert de présentation au spectacle, c'est une façon de faire écran aussi pour ne pas avoir à parler du sujet de la pièce. Parce que je suis de plus en plus réfractaire à l'idée que quand on va voir un spectacle, on viendrait voir l'exposé d'un sujet. Ça me fait tellement penser à l'école, je trouve ça tellement imbécile. On est souvent dans cette démarche de demander aux artistes, et les artistes se mettent dans cette posture de dire voilà, je vais travailler sur tel sujet, attention, attention. Ah, il a bien traité le sujet ou il a mal traité le sujet. On n'est pas dans ces questions-là. On n'a pas à traiter d'un sujet. C'est très important je dirais même, de cacher son sujet. J'ai écrit ce texte pour ne pas avoir à parler de mon sujet. L'essentiel ce n'est pas que le spectateur soit au courant du sujet que je veux traiter, c'est que quelque chose lui soit transmis explicitement ou non-explicitement. J'ai tendance à penser que maintenant, il y a un sujet visible, celui dont on parle pour s'en débarrasser et puis l'autre sujet qui est plus important et qui finalement doit rester presque secret.
B. D.: Cercles/fictions est-il un tournant dans ton œuvre?
J. P.: Depuis Les Marchands et la pièce précédente Je tremble, j'ai arrêté de raconter des grandes histoires. Avant, j'étais un petit peu le spécialiste de l'histoire classique, c'est-à-dire d'histoires avec des personnages, un début, un milieu, une fin, des sortes de fables. Depuis Je tremble, j'ai vraiment cherché à explorer d'autres structures narratives et d'autres façons de raconter des histoires, on pourrait dire que j'ai abandonné le roman pour aller vers la nouvelle. Je tremble et Cercles/fictions sont plus des recueils de nouvelles qu'un roman. Le problème du roman c'est qu'on travaille sur les mêmes personnages pendant un an. J'avais envie de travailler sur une multitude de personnages, une multitude de situations, pour continuer d'explorer. J'ai vraiment l'impression que Je tremble et Cercles/fictions sont des pièces de transition. J'expérimente des choses pour l'avenir, pour une écriture plus aboutie, pour quelque chose de plus maîtrisé. J'ai beaucoup d'ambition artistiquement, je me suis programmé ma vie dans cette activité-là et j'ai envie d'aller le plus loin possible pour avoir le sentiment d'avoir été au bout de mes idées et de mon engagement. Je pense que Cercles/fictions comme Je tremble sont des pièces bancales qui ont leurs cohérences et leurs incohérences ; j'espère qu'elles m'amèneront vers quelque chose de plus cohérent un jour.
B. D.: On a beaucoup parlé de « cercle » et peu de « fiction »...
J. P.: J'aimerais, en mettant en parallèle le discours de ce chevalier et le discours de ce chef d'entreprise, pouvoir induire l'idée qu'il y a de la fiction dans ces deux discours et dans ces deux pensées. Et qu'il y en a peut-être une qui est amenée effectivement à devenir obsolète. Ce personnage a beau être un peu grotesque à certains moments (ça c'est le trait qui est peut-être un peu forcé parfois), son discours est un discours qui est dominant. Derrière ce discours, il y a une pensée dominante et cette pensée, c'est ça que je trouve intéressant, on ne peut pas dire que ce sont les autres qui l'ont, parce que cette pensée on peut des fois se surprendre à l'avoir soi-même, c'est en ça qu'elle est dominante. On est tous plus ou moins imprégné de cette pensée. On pourrait citer beaucoup de discours de cette pièce qui sont des discours que peut-être en tant que spectateurs, on a du mal à mettre à distance parce que ce sont des choses qui sont imprégnées en nous, qui nous habitent un peu. C'est en ça que ma démarche n'est pas une démarche de dénonciation, même si, effectivement, il y a des aspects politiques. Je crois qu'une certaine confusion accompagne parfois mes spectacles. Parce que mon propos touche à des questions politiques, on voudrait tout de suite déduire de façon automatique que je serais dans une dénonciation politique. Alors que je suis plutôt dans une démarche d'observation, de donner à voir une problématique pour que le spectateur puisse s'en emparer. Ça ne veut pas dire que je n'ai pas de point de vue. Mais mon point de vue ne me semble pas ce qu'il y a d'intéressant à dire. Ce qu'il y a d'intéressant à dire, c'est de décrire le processus, comme un sociologue ou un anthropologue qui se met dans une situation non pas de commentaire sur ce qu'il est en train de voir mais de description de la réalité qu'il a en face de lui.

Source : « En marge, Cercles/Fictions, entretien avec Joël Pommerat » in Alternatives théâtrales n°110-111, 4e trimestre



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