Dans
"Cercles / Fictions", l'inquiétude naît du croisement de
courtes histoires autour de périodes de guerre ou de crise, du
Moyen-Âge à celle de 1914-1918, de crises domestiques en crise
sociale. Qui mène le jeu ? Qui a pouvoir sur qui, en définitive ?
Qui est au centre, la fiction ou la réalité ?
Les
tableaux évoquent trois époques historiques de notre société tout
entière mais contrairement à beaucoup de théâtre politique
contemporain " pour Pommerat, il ne s’agit pas d’opposer une
société idéale à la société actuelle afin de favoriser
l’émergence éventuelle d’un ordre à venir, mais de pratiquer
un théâtre pleinement contemporain, en ce qu’il s’adresse à
ses spectateurs sans préjuger de ce que devrait être la réalité
dans sa forme idéale."
LA
PIÈCE - LE PROJET
Je
voudrais parler des deux points de départ de Cercles.
Le premier ce sont des discussions avec Peter Brook, qui nous a invités à venir travailler au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, discussions sur notre façon d’envisager le rapport entre les spectateurs et la scène. Dans mes spectacles précédents, je n’avais jamais considéré ce rapport autrement que frontalement, ce qui revient à imposer un seul et même point de vue : plusieurs centaines de spectateurs mais un seul regard.
Le premier ce sont des discussions avec Peter Brook, qui nous a invités à venir travailler au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, discussions sur notre façon d’envisager le rapport entre les spectateurs et la scène. Dans mes spectacles précédents, je n’avais jamais considéré ce rapport autrement que frontalement, ce qui revient à imposer un seul et même point de vue : plusieurs centaines de spectateurs mais un seul regard.
Ainsi
j’ai pu travailler sur une grande précision du détail, mais aussi
sur des notions d’ambiguïté et d’ouverture. Car orienter le
regard du spectateur ne veut pas dire le rassurer, cela peut aussi
permettre de l’égarer. Dans le travail de Peter Brook, la
multiplicité des regards est essentielle. Cette salle des Bouffes du
nord est le lieu idéal pour une telle conception. Il m’a beaucoup
parlé de cette idée qu’il avait lui et j’ai beaucoup résisté
à cette invitation, qu’il me faisait, à me « défaire »
de la mienne.
C’est
alors qu’avec Eric Soyer, scénographe de la compagnie, nous est
venue l’image d’un cercle complet. Nous avons imaginé la
fermeture du cercle de la salle des Bouffes du nord. Cela pour
constituer une ronde de spectateurs, et créer ainsi une ouverture
complète du point de vue et des regards. J’ai vu que je pouvais
être totalement inspiré par les enjeux d’une telle relation au
public. Cette évolution dans ma position de travail a pris un aspect
libérateur. Voilà donc le premier aspect de ce projet.
L’autre
est finalement encore plus personnel et assez particulier. J’avoue
qu’il me dépasse. Il pose la question de la fiction en général.
Il est sans doute en lien avec le précédent.
Le voici : tous les personnages de cette pièce, à l’exception d’un seul, sont vrais, authentiques. Toutes les situations de cette pièce sont authentiques.
Elles me concernent moi directement ou bien elles sont parties prenantes de ce que je suis aujourd’hui. Elles concernent des personnes qui ont existé. Êtres vivants ou fantômes de mon histoire, histoire la plus lointaine même parfois, dont les actions m’ont hanté ou impressionné. Des instants que j’ai voulu reconstruire comme on reconstitue la scène d’un meurtre pour éclaircir une énigme.
Ces histoires sont drôles, parfois horribles ou dures. Mais elles sont vraies.
Le voici : tous les personnages de cette pièce, à l’exception d’un seul, sont vrais, authentiques. Toutes les situations de cette pièce sont authentiques.
Elles me concernent moi directement ou bien elles sont parties prenantes de ce que je suis aujourd’hui. Elles concernent des personnes qui ont existé. Êtres vivants ou fantômes de mon histoire, histoire la plus lointaine même parfois, dont les actions m’ont hanté ou impressionné. Des instants que j’ai voulu reconstruire comme on reconstitue la scène d’un meurtre pour éclaircir une énigme.
Ces histoires sont drôles, parfois horribles ou dures. Mais elles sont vraies.
Joël
Pommerat
ENTRETIEN AVEC JOEL POMMERAT
par
Bernard Debroux
Extraits
B.
D.: Un élément que tu soulignes dans le programme et qui est aussi
le deuxième mot du titre, c'est le rapport entre le réel et le
fictionnel, élément qui est présent dans ton travail depuis
l'origine. Toutes les séquences qui sont présentées ont quelque
chose à voir avec des situations authentiques, elles ont toutes à
voir personnellement avec toi. Elles ont une part de vérité, en
tout cas une part de réalité.
J.
P.: Effectivement, dans le texte qui est donné aux spectateurs, il y
a cette prise de parole de ma part pour dire « tout ce que vous
allez voir est vrai, authentique ». Pour moi, ce texte, et ça va
être une façon de répondre à ta question, fait partie du
spectacle. C'est-à-dire que c'est une sorte de prologue, c'est ce
que j'ai envie de mettre dans l'esprit du spectateur avant que le
spectacle ne commence. Si ça fait partie du spectacle, c'est
peut-être aussi à remettre en cause, en question comme la parole
tenue par un personnage de la pièce.
B.
D.: Dans ton travail, les rapports de force entre les personnages
sont traités à la fois avec une certaine distance et paradoxalement
aussi avec une très grande proximité. En tout cas, il n'y a pas de
jugement porté sur les personnages. On est au plus près d'eux. Dans
Cercles/fictions la scénographie rendait cette dimension encore plus
forte. On peut montrer la violence de manière très forte sans qu'il
y ait forcément de la violence verbale. La violence de la
guerre, par exemple, peut surgir d'un rapport intense entre deux
personnages. Tout cela dans
le spectacle surgit aussi dans une forme narrative particulière. Il
y a souvent, au théâtre, un début, un développement et une fin.
Alors qu'on sait bien que dans la vie, dans la même journée, on vit
des situations très différentes, on est appelés au téléphone
pour une chose et puis on vit une autre chose et tout ça se déroule,
s'entrechoque... Dans le spectacle, il y a aussi cette façon de
passer d'une séquence à une autre, d'interrompre le fil narratif,
de le reprendre plus tard. Tout ça réussit à donner une humanité
très grande à tous les personnages qui nous sont proposés.
J.
P.: Bien sûr qu'il y a une invitation dans ce spectacle comme, je
pense, dans d'autres, à interpréter les choses. Je crois que c'est
ce qui définit en quelque sorte ma démarche. Ma démarche est de
produire des interprétations ou d'inviter le spectateur à devoir
interpréter ce qu'il voit et ce qu'il ressent. Je ne donne pas à
voir quelque chose qui pourrait être immédiatement analysable et compréhensible même. Je cherche à créer un rapport qui serait
comparable peut-être à ce qu'on appelle de la perplexité, ce
mouvement qu'on peut avoir quand on est face à une réalité qu'on
n'est pas sûr de cerner totalement et qui peut nous interpeller ou
nous fasciner sans même qu’on en comprenne exactement le rouage ou
le mécanisme. C’est ce genre de situations que j’essaye de
composer. Non pas simplement pour en faire un jeu gratuit mais parce
que, de toute façon, je pense que c’est un vrai désir artistique,
esthétique de ne pas tout expliquer. Je pense que le spectateur
d’aujourd’hui n’a pas envie qu’on réfléchisse à sa place.
Il a envie qu’on lui laisse un espace. Cela ne veut pas dire qu’on
lui donne quelque chose de totalement abstrait. J’ai besoin, en
tant que spectateur, qu’on me laisse une place d’action dans mon
regard et dans ma sensibilité.
B.
D.: Il y a des thèmes très puissants dans le spectacle. Les
rapports dominant / dominé. Ne
constituent-ils pas le fil rouge du spectacle?
J.
P.: Le rapport archétypal de dominant-dominé s'est imposé dans un
deuxième temps pour moi. Je pense que le point de départ, c'était
la notion d'imaginaire, la notion de discours et la notion de
croyance. Ce sont trois façons de tourner autour de quelque chose,
qu'on pourrait aussi définir en parlant de la représentation que
les hommes se font d'eux-mêmes, des autres et du monde dans lequel
ils vivent. C'est-à-dire que dans chacune de ces histoires, de ces
petites scènes, je pense qu'il est question de discours,
d'imaginaire et aussi de croyance articulés par des personnages, et
qui souvent placent ces personnages dans un rapport de domination par
rapport aux autres. Ça c'est le point de départ de mon écriture.
L'imaginaire et la croyance. Mettre en parallèle la croyance qui se
dit comme telle du chevalier et la représentation du monde d'un chef
d'entreprise dans le monde d'aujourd'hui qui affirme comme réalité
quelque chose qui pourrait finalement n'être qu'une fiction. Tout
comme la passion du chevalier pour Dieu peut être aujourd'hui
regardée comme une fiction. Ce sont des scènes qui interrogent la
question du rapport entre le monde réel et l'imaginaire des hommes.
Mais je pense qu'on n'a pas besoin de savoir ça pour regarder cette
pièce. On n'a pas besoin de savoir ce que j'ai voulu explorer.
Après, certains spectateurs se posent la question de la cohérence
de cette pièce. Bien sûr que s'ils n'ont pas cette
interprétation-là, si elle ne leur vient pas, si elle n'est pas
accessible, c'est ma faute, c'est un problème. J'ai envie de parler
à l'imaginaire de chacun. Il y a une adresse que je dois faire au
spectateur, qui est une adresse directe, une adresse claire, une
adresse lisible par lui et puis il y a comme un sujet caché, un
sujet enfoui qui peut lui être transmis plus ou moins directement,
plus ou moins de façon fiable. Parce qu'après tout, comment
arrive-t-on à transmettre les choses de cet ordre? Comment
parle-t-on à l'imaginaire de l'autre sans lui adresser directement
les choses? On pourrait dire que ça se passe de façon
subliminale... Je ne suis pas du tout ésotérique, je ne cherche pas
à faire des choses comme ça... Je crois que l'imaginaire est
quelque chose de très concret. Dire que je cherche à parler à
l'imaginaire des spectateurs c'est pour moi quelque chose de très
concret. Donc, je cherche une façon de m'adresser, de transmettre
des choses à la fois de façon explicite et non-explicite.
En
fait je me rends compte que le texte qui sert de présentation au
spectacle, c'est une façon de faire écran aussi pour ne pas avoir à
parler du sujet de la pièce. Parce que je suis de plus en plus
réfractaire à l'idée que quand on va voir un spectacle, on
viendrait voir l'exposé d'un sujet. Ça me fait tellement penser à
l'école, je trouve ça tellement imbécile. On est souvent dans
cette démarche de demander aux artistes, et les artistes se mettent
dans cette posture de dire voilà, je vais travailler sur tel sujet,
attention, attention. Ah, il a bien traité le sujet ou il a mal
traité le sujet. On n'est pas dans ces questions-là. On n'a pas à
traiter d'un sujet. C'est très important je dirais même, de cacher
son sujet. J'ai écrit ce texte pour ne pas avoir à parler de mon
sujet. L'essentiel ce n'est pas que le spectateur soit au courant du
sujet que je veux traiter, c'est que quelque chose lui soit transmis
explicitement ou non-explicitement. J'ai tendance à penser que
maintenant, il y a un sujet visible, celui dont on parle pour s'en
débarrasser et puis l'autre sujet qui est plus important et qui
finalement doit rester presque secret.
B.
D.: Cercles/fictions est-il un tournant dans ton œuvre?
J.
P.: Depuis Les Marchands et la pièce précédente Je tremble, j'ai
arrêté de raconter des grandes histoires. Avant, j'étais un petit
peu le spécialiste de l'histoire classique, c'est-à-dire
d'histoires avec des personnages, un début, un milieu, une fin, des
sortes de fables. Depuis Je tremble, j'ai vraiment cherché à
explorer d'autres structures narratives et d'autres façons de
raconter des histoires, on pourrait dire que j'ai abandonné le roman
pour aller vers la nouvelle. Je tremble et Cercles/fictions sont plus
des recueils de nouvelles qu'un roman. Le problème du roman c'est
qu'on travaille sur les mêmes personnages pendant un an. J'avais
envie de travailler sur une multitude de personnages, une multitude
de situations, pour continuer d'explorer. J'ai vraiment l'impression
que Je tremble et Cercles/fictions sont des pièces de transition.
J'expérimente des choses pour l'avenir, pour une écriture plus
aboutie, pour quelque chose de plus maîtrisé. J'ai beaucoup
d'ambition artistiquement, je me suis programmé ma vie dans cette
activité-là et j'ai envie d'aller le plus loin possible pour avoir
le sentiment d'avoir été au bout de mes idées et de mon
engagement. Je pense que Cercles/fictions comme Je tremble sont des
pièces bancales qui ont leurs cohérences et leurs incohérences ;
j'espère qu'elles m'amèneront vers quelque chose de plus cohérent
un jour.
B.
D.: On a beaucoup parlé de « cercle » et peu de « fiction »...
J.
P.: J'aimerais, en mettant en parallèle le discours de ce chevalier
et le discours de ce chef d'entreprise, pouvoir induire l'idée qu'il
y a de la fiction dans ces deux discours et dans ces deux pensées.
Et qu'il y en a peut-être une qui est amenée effectivement à
devenir obsolète. Ce personnage a beau être un peu grotesque à
certains moments (ça c'est le trait qui est peut-être un peu forcé
parfois), son discours est un discours qui est dominant. Derrière ce
discours, il y a une pensée dominante et cette pensée, c'est ça
que je trouve intéressant, on ne peut pas dire que ce sont les
autres qui l'ont, parce que cette pensée on peut des fois se
surprendre à l'avoir soi-même, c'est en ça qu'elle est dominante.
On est tous plus ou moins imprégné de cette pensée. On pourrait
citer beaucoup de discours de cette pièce qui sont des discours que
peut-être en tant que spectateurs, on a du mal à mettre à distance
parce que ce sont des choses qui sont imprégnées en nous, qui nous
habitent un peu. C'est en ça que ma démarche n'est pas une démarche
de dénonciation, même si, effectivement, il y a des aspects
politiques. Je crois qu'une certaine confusion accompagne parfois mes
spectacles. Parce que mon propos touche à des questions politiques,
on voudrait tout de suite déduire de façon automatique que je
serais dans une dénonciation politique. Alors que je suis plutôt
dans une démarche d'observation, de donner à voir une problématique
pour que le spectateur puisse s'en emparer. Ça ne veut pas dire que
je n'ai pas de point de vue. Mais mon point de vue ne me semble pas
ce qu'il y a d'intéressant à dire. Ce qu'il y a d'intéressant à
dire, c'est de décrire le processus, comme un sociologue ou un
anthropologue qui se met dans une situation non pas de commentaire
sur ce qu'il est en train de voir mais de description de la réalité
qu'il a en face de lui.
Source
: « En marge, Cercles/Fictions, entretien avec Joël Pommerat » in
Alternatives théâtrales n°110-111, 4e trimestre
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